Un temps sismique (texte)

Un temps sismique

Le titre sous lequel Séverine Hubard a placé les actions successives de son intervention à La Chaufferie dit une double disruption, temporelle et spatiale. Qu’est-ce qu’un séisme sinon, dans une durée infime mais comme dilatée par l’intensité de l’événement, une brusque déformation de l’écorce terrestre, c’est-à-dire du socle de tout espace physique, une suite de secousses et de répliques dont les ébranlements récusent tout repère? Or ce temps sismique était organiquement inscrit dans le vulcanisme actif de La Chaufferie. Nous ne voulions nous satisfaire de la scansion régulière des six ou sept expositions annuelles et avions décidé d’en investir les failles et interstices. C’est dans cette logique que le trio formé par Éléonore Hellio, Pierre Mercier et Francisco Ruiz de Infante avait réalisé Avant les mouches en 2001, La friche à feu — dont l’anagramme disait la perturbation locale de La Chaufferie — en 2002, puis Espèces d’interzone, festival d’événements artistiques dont Séverine Hubard fut l’un des protagonistes invités. Le bel espace de La Chaufferie constitue d’emblée, du fait de sa complétude propre, un lieu problématique et de défi pour les artistes, invités à s’y soumettre ou à le contester violemment, jusqu’à en bouleverser la perception commune. De cette double sujétion, temporelle et spatiale, Séverine Hubard entreprend un bouleversement physique, jusqu’à en renverser toutes les configurations connues, et un dérèglement systématique. Il faut souligner le caractère à la fois minutieux et déterminé avec lequel elle a organisé, jusque dans sa part voulue d’improvisation et de performance, les différents actes de cette entreprise : mise en place du stock et des outils, transport des échafaudages, démontage des rambardes, puis réalisation collective des quatre reconfigurations successives de l’espace :1/3 mezzanine, fenêtres portes — comprenant l’ouverture d’une fenêtre haute condamnée —, plafond bas et, enfin, ellipse.

    Ni sculptures, ni réellement architectures (en dépit d’une certaine rigueur de construction et de leur dimension praticable), les dispositifs singuliers installés par l’artiste, assemblages d’éléments hétéroclites et banals, sont constitués de matériaux récupérés dont le choix relève de l’opportunité signifiante (en l’occurrence, les résidus d’une exposition présentée au Musée d’art moderne et contemporain). Après quoi, ce dont on dispose détermine ce qu’on fait. L’urgence est une règle suffisante ; la rapidité de mise en œuvre détermine la réalité physique du travail. Une sûreté de geste et de décision, alliée à un certain brutalisme de réalisation (qui donne à l’entreprise sa dimension de performance) détermine l’allure de ces constructions à égale distance d’une joliesse formaliste et d’un bricolage désinvolte. En réalité, il s’agit toujours d’une même volonté de faire un pas de côté et de produire un écart, de changer le point de vue sur les choses et les lieux en perturbant leur circulation ou en subvertissant leurs usages, de réduire la distance et de relier l’hétérogène, d’une invitation faite au visiteur à franchir une limite, tant physique que symbolique. C’est en ce sens que les constructions de Séverine Hubard évoquent spontanément le registre de la cabane. Non pas tant d’un point de vue formel ou par leur dimension de précarité — précarité de moyens, de situation et de l’équilibre, qui est une précarité d’être au monde, dont la dimension sociale ou politique est à la fois implicite et manifeste (1) —, mais, ainsi que le remarque Gilles A. Tiberghien à propos des cabanes, parce qu’elles « brouillent le rapport intérieur/extérieur et que le seuil, si important pour la maison, n’a pas de vraie pertinence dans leur cas (2) ».

    Les actions réalisées à travers l’espace de La Chaufferie constituent un moment emblématique, et décisif, de l’entreprise artistique engagée par Séverine Hubard dans ses « Constructions ». Les guillemets ne sont pas superflus, tant leur réalité mentale consiste à encombrer le lieu d’une anti-construction qui en active l’espace dans ses dimensions, conditions et significations réelles. Le détroussant de ses alibis et habitudes pour révéler l’envers du lieu que cette construction équivoque investit, sature et, littéralement, déborde. Sa destruction enfin, non seulement acceptée mais prise en charge par l’artiste, participe de ce processus d’élaboration alternatif, à tous les sens du terme. Les actions réalisées par Séverine Hubard à La Chaufferie ont opéré comme autant d’instants de secousses sismiques. Dans cette pulsation soudaine conférée au lieu, apparaît quelque chose de saisissant, de l’ordre d’une concrétude du vide. Mais celle-ci verse aussitôt à l’inquiétant, dès lors que le lieu se trouve abandonné à son risque : celui de la vacuité.

Jean-Pierre Greff

(1) La proximité établie, dès les premières réalisations, avec les jardins ouvriers de Gravelines, le choix de friches industrielles ou d’espaces (sociaux) intersticiels ne sont évidemment pas fortuits. La participation du public à nombre des Constructions prolonge ce registre politique.
(2) Gilles A. Tiberghien, Notes sur la nature, la cabane et quelques autres choses, Strasbourg, Éditions de l’École supérieure des arts décoratifs, coll. « Confer » n°8, 2000, p. 33.

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